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Une réponse rédigée par les élèves de TS Roxane, Ibrahim, Godefroy, Tanjona, Gauthier, Noushine, Elise et Merwan.
Vous nous adressez plusieurs questions sur le rapport entre la société et l’État. Prenons d’abord, comme vous l’avez fait, l’exemple des « gilets jaunes ». Contrairement à vous, nous écrivons a posteriori des faits, après les événements du samedi 1er décembre qui ont fait souffler un vent d’insurrection sur le pays, et en particulier dans la capitale.
De façon très pessimiste, vous dites qu’il ne s’agira jamais d’une révolution, car l’État est trop puissant. Ce mouvement restera alors un soulèvement populaire passager, une lueur de désobéissance civile, finalement dérisoire si on la compare à l’écrasante puissance de l’État. Vous avez vu juste. D’ailleurs, de nombreux manifestants ont eu le sentiment que leur droit à l’expression a été remis en cause, alors même que la Déclaration des droits de l’homme et citoyen de 1789 précise bien que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne troublent pas l’ordre public. » De plus, l’État Français a signé la Convention européenne des droits de l’Homme, qui autorise les gens à manifester tant que leurs mots d’ordres ne sont pas contraires à la loi, et que la Préfecture prend connaissance d’une déclaration préalable. Alors, pourquoi beaucoup de “gilets jaunes” expriment-ils le sentiment qu’on souhaite les faire taire ou qu’on ne les écoute pas?
Les tensions entre la société et l’État n’ont jamais été plus vives. N’est-ce pas paradoxal, puisque l’État n’est que l’entité impersonnelle par laquelle la société elle-même s’auto-organise, pour assurer la défense, l’éducation, ou la prise en charge médicale de ses citoyens? Est-ce parce que l’État a pris trop de pouvoir ? Quelles sont les limites de la puissance de l’État?
La force de l’État s’exprime tout d’abord par la manière dont il agit sur notre mode de vie, par exemple en édictant des lois, en mettant en place des institutions qui doivent servir les citoyens. Le gouvernement n’est qu’une partie de l’État, néanmoins c’est celle qui est la plus visible, puisque c’est lui qui prend les décisions.
Au sommet, le chef de l’État doit garantir son intégrité. Quand un chef d’État prétend être à lui seul l’unique représentant de l’Etat, il abuse de sa fonction. Nous pouvons prendre l’exemple de Louis XIV qui affirmait : ”L’État, c’est moi “. Dans la Ve République, le parallèle a souvent été fait, comme De Gaulle caricaturé en Louis XIV (image ci-dessus), ou plus récemment lorsque le Président Emmanuel Macron a été appelé le “monarque républicain”. Or, la démocratie doit représenter la souveraineté du peuple. Que devrait être le Président? Un chef, et non un maître. Comme l’écrit Rousseau dans ses Lettres écrites sur la montagne : “Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes.”
Les fonctions de l’État impliquent des responsabilités : par exemple, les forces de polices doivent maintenir l’ordre, mais dans le but premier de protéger les citoyens. De plus, l’État doit trouver des solutions pour répondre aux problèmes économiques et sociaux. Dans certain cas, l’État peut avoir tendance à se décharger de ses responsabilités, en désignant une partie des citoyens comme responsables de leur propre sort. Il n’est pas toujours facile, pour un citoyen, de savoir si un problème économique ou social est du ressort de l’État ou s’il attend une réponse directe de la communauté. Ainsi l’État peut se déresponsabiliser en rejetant la faute sur la communauté.
Les membres du gouvernement faisant souvent partie d’une classe sociale élevée, il est plus difficile pour eux de voter des lois allant à l’encontre de leur position sociale, ou qui gêneraient ceux qui leur apportent un soutien financier. Certes, l’État est obligé d’aider les populations plus pauvres afin d’éviter une révolte ; néanmoins, il est également incité à soutenir les classes les plus aisées. Or, comme l’écrit encore Rousseau, dans le Contrat social cette fois : “Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné.” Marx interprètera cette inégalité comme un rapport de domination entre classes : ainsi la masse serait amenée à suivre la direction de la classe dirigeante. Que ce soit d’un point de vue économique ou bien culturel, Marx explique que “les pensées de la classe dominante sont aussi, à chaque époque, les pensées dominantes”. La classe dirigeante possédant les moyens de productions, elle étouffe donc la pensée de la classe dominée. Une voix résonne tandis que 1001 autres sont mises sous silence. Il répond à la question “Peut-on limiter l’État ?”, qu’il s’agit d’un projet impossible à réaliser. En effet, cela reviendrait à vouloir contrôler une force omniprésente qui a soif de pouvoir. Réformer l’État – tel qu’on le connaît et nommé “bourgeois” par Marx et Engels – serait possible, mais de façon assez éphémère. Le désir de pouvoir referait surface systématiquement. Alors, ce processus de limitation serait dérisoire.
Mais si l’État est trop puissant, comme limiter son pouvoir? Désobéir, est-ce essentiel pour briser ces chaînes? Toutefois, pour désobéir il faut sortir d’un certain conditionnement social, et c’était l’une de vos questions : de quels conditionnements sommes-nous les objets?
Être conditionné c’est être influencé, avoir un comportement modelé par une source extérieure. Celui-ci amène à avoir une façon identique de réagir face à un phénomène donné. C’est l’asservissement de la volonté humaine à un déterminisme. Nous pouvons définir le déterminisme comme le fait de considérer que tout événement, toute action est déterminée par des causes extérieures (par exemple, une force exercée sur une pierre la fait se mouvoir). Ils sont soumis à une chaîne causale et ne sont donc pas libres. Quand on parle en particulier de déterminisme social, on fait référence à l’idée selon laquelle les comportements humains seraient le fruit de l’influence de la société sur les hommes (par exemple, porter le bleu pour les garçons et le rose pour les filles).
En quoi peut-on dire que l’État nous conditionne? Bien sûr, on ne peut pas parler d’un conditionnement aussi important que dans les régimes autoritaires comme la Chine ou la Corée du nord. Mais l’État influence tout de même l’individu, tout d’abord par l’éducation. Elle nous inculque une manière de penser et d’agir. Cela peut être souhaitable, comme pour l’apprentissage du respect d’autrui. Mais l’éducation peut aussi nous influencer de manière négative, comme par exemple lorsqu’elle transmet un récit national peu nuancé. Bourdieu allait même jusqu’à penser que l’école favorise la reproduction sociale. Néanmoins, l’éducation peut aussi nous enseigner l’esprit critique, une forme de liberté de pensée. De plus, l’État maintient la population dans une société de consommation qui favorise le conditionnement. En effet, il essaye de favoriser la croissance pour générer des emplois, mais dans les démocraties libérales modernes, le modèle dominant nous pousse à consommer toujours davantage. Paradoxalement, ce modèle prône la liberté individuelle, comme avec Amazon qui illustre la liberté d’acheter ce qu’on veut quand on veut.
De manière plus générale, au delà de l’action de l’État , l’effet de masse influe sur nos comportements. L’enthousiasme des foules, les effets d’entraînement sont nombreux dans les sociétés de masse. Prenons l’exemple de la publicité : elle encourage un certain mode de vie. Simone Weil, dans L’enracinement, considérait que l’État aurait dû la réguler davantage : ”La publicité, par exemple, doit être rigoureusement limitée par la loi ; la masse doit en être très considérablement réduite ; il doit lui être strictement interdit de jamais toucher à des thèmes qui appartiennent au domaine de la pensée”. D’ailleurs, ce sont parfois des minorités qui changent l’opinion publique : étant en dehors du cadre normatif dominant, elles peuvent avoir un point de vue (comme par exemple Martin Luther King). Ce point de vue rejoint celui de Simone Weil, quand elle affirme : “Il n’y a pas d’exercice collectif de l’intelligence”. Ainsi, il faut pouvoir être en dehors du cadre afin de faire preuve de réflexion. Les minorités, en se dégageant du point de vue dominant, sont alors aptes à utiliser leur raison.
Cela nous amène à de nouvelles questions : notre pensée individuelle a-t-elle un réel poids dans notre société, ou est-elle étouffée par la pensée collective ?
Finalement, pourquoi abandonnons-nous notre liberté pour obéir à un ou plusieurs hommes, et peut-on choisir de lutter contre cette oppression ?
Agir, est-ce s’abstenir de penser ?